« C’est un accident de route ! D’habitude chacun travaille dans son coin, occupé à toujours penser et à voir les choses à sa façon. Puis un truc se passe et tout le monde se met à voir la même chose ». Tom Lootens s’étonne aujourd’hui encore de ce qui s’est passé en 2021 avec le Manifeste Plan B Josaphat… Pour le BRAL qu’il préside, appeler, au nom du climat et de la biodiversité, à ne rien construire sur une importante réserve foncière publique est inédit. Or dans ce dossier, c’est tout le conseil d’administration du « mouvement urbain pour une ville durable » qui a estimé que bâtir n’était pas concevable. Du moins pas de la manière souhaitée par les pouvoirs publics… et certainement pas au cœur d’une « zone ouverte » désormais reconnue pour sa valeur écologique.
Défendre l’importance et la valeur d’un écosystème est davantage une habitude pour Natagora, l’association environnementaliste qui a porté ledit Plan B avec le BRAL. Le faire en milieu urbain est certes plus rare, mais loin d’être exceptionnel. En revanche, défendre une friche et surtout collaborer avec des associations de lutte urbaine et des architectes pour formuler un autre projet urbanistique est, sinon révolutionnaire, du moins le signe d’une évolution majeure. « Pendant longtemps, les associations urbanistiques et nous étions plutôt dans la confrontation. On ne partageait pas du tout la même vision des choses. Depuis cinq ans, un rapprochement s’opère », explique Amandine Tiberghien, responsable de projet chez Natagora. « Une nouvelle vision de la ville s’élabore tant chez nous que chez les urbanistes : une vision où les naturalistes pourraient être des acteurs de l’aménagement du territoire ».
Ces dernières années, on le sait, c’est toute la société qui a connu des changements de mentalité ou plutôt des prises de conscience : celle de la crise climatique d’abord ; puis celle de la chute de la biodiversité à l’aube d’une sixième extinction de masse ; et enfin celle, éveillée par le confinement, d’un manque d’espaces verts en ville… Ajoutez à cela, comme le postule Tom Lootens, « les bonnes personnes au bon moment », et vous obtenez cet « accident de route » : un ancien site ferroviaire censé devenir un « quartier durable » fait alors non seulement vaciller la politique d’une métropole, mais aussi émerger des discours et des propositions où lutte écologiste et lutte pour la ville se croisent et mutent, suscitant au passage un intérêt citoyen et médiatique. Le monde a-t-il changé ?
2006-2017 : UNE AUTRE ÉPOQUE
Josaphat, petite gare de tri désaffectée au nord de Bruxelles, un enjeu pour le climat et la biodiversité ? Pas grand monde ne doit y songer en février 2006 lorsque ce terrain à cheval sur les communes de Schaerbeek et Evere est racheté à la SNCB. Il représente plutôt un enjeu foncier qui pousse la Région de Bruxelles-Capitale à fonder une nouvelle structure : la SAF (Société d’Acquisition Foncière). L’opération est stratégique car il s’agit de couper l’herbe sous le pied d’une promotion immobilière privée très gourmande. D’où les moyens mis sur la table : 98 millions d’euros pour quatre sites ferroviaires, dont 50 pour Josaphat et ses 24 ha.
Développer Josaphat prendra du temps, d’autant qu’une dépollution semble s’imposer. Développer oui, mais pour faire quoi ? On parle alors, entre autres, d’une extension du quartier européen, situé à trois minutes en train. La société civile participe au débat public et plaide avant tout pour une saine mixité des fonctions, la création de logements abordables et une mobilité non dominée par la voiture. « Personne ne disait qu’il ne fallait pas construire », se souvient Isabelle Pauthier, alors directrice de l’ARAU (l’Atelier de Recherche et d’Actions Urbaines), qui suit désormais le dossier en tant que députée Ecolo. « La société civile critiquait l’option de couvrir les voies ferrées par une dalle de béton afin de construire davantage – une vision franchement dépassée – mais pour le reste, nous étions ouverts et convaincus que le site allait permettre de produire du logement public de qualité, et donc faire pression sur les prix du marché privé. C’était le raisonnement, du moins à l’époque ».
Produire du logement ! En ces années 2006-2010, Bruxelles vit un boom démographique, avec une croissance estimée de 10.000 habitants par an pour les décennies suivantes. Si la construction bat son plein, elle demeure en-deçà des projections et, surtout, la production de logements publics est à la traîne. La Région manque de logements sociaux : 30.000 ménages sont inscrits sur des listes d’attente (50.000 aujourd’hui !). Josaphat n’est qu’un site parmi d’autres et sa complexité (taille, dépollution…) le rend peu prioritaire. Sur la zone d’industrie urbaine encore en activité de son flanc est (10 ha), rien ne change. Sur le flanc ouest (14 ha), deux mètres de remblai sont répandus en 2012 et, sur ces terres sablonneuses issues du creusement d’un tunnel tout proche, des plantes mellifères sont semées.
C’est sur cette végétation balbutiante qu’émergent des pro- jets citoyens. Mêlant riverains, associations et activistes, la plateforme Commons Josaphat pose la question de l’avenir du site sous l’angle des communs (habitat partagé ou intergénérationnel, potagers, auto- construction, habitat léger, savoirs open-source, community land trust…). Le fruit de ses ateliers est édité en septembre 2015 : Josaphat en commun – D’une réserve foncière à un quartier en bien commun. Propriétaire du terrain, la SAU (Société d’Aménagement Urbain qui a découlé de la SAF) confie les clés à ces nouveaux acteurs. Ils y mènent diverses activités : bacs potagers, constructions légères, collectif de cuisine, et bien sûr débats et discussions … « Le BRAL était là avec les citoyens », raconte Tom Lootens. « Le but était de penser de façon bottom up une nouvelle manière de construire la ville sur un terrain vague. C’était un espace de réflexion sur la manière dont nous voulions habiter ». L’expérience dure plusieurs années. « Nous avions l’impression que le gouvernement nous soutenait », poursuit-il. « Mais en cours de route, il nous est apparu que ce n’était pas le cas. Les autres acteurs partageaient ce sentiment : c’est comme si nous avions été là pour donner l’illusion que quelque chose pouvait émerger alors qu’en réalité tout était décidé ! Nous nous sommes sentis instrumentalisés et avons refusé de continuer à jouer ce spectacle écrit par le gouvernement. Mais je dois dire qu’à cette période, en 2017, nous n’imaginions pas que la friche avait une valeur pour sa biodiversité. Ce n’est venu que plus tard ».
(RECON)NAISSANCE D’UN ÉCOSYSTÈME
Les activistes urbains n’étaient pas les seuls à avoir les clés de cette friche clôturée. La compagnie de cirque des Nouveaux Disparus s’y était installée, et des naturalistes passaient régulièrement observer les oiseaux et les insectes… « Avant, je pensais qu’il fallait aller en Ardenne ou du moins sortir de la ville pour voir de la nature. Puis j’ai compris qu’on pouvait le faire ici aussi », explique Benoît De Boeck, naturaliste amateur et créateur du groupe Sauvons la friche Josaphat. « J’avais repéré la friche en emménageant dans le quartier mais elle était toujours fermée. Donc j’allais ailleurs. En termes de biodiversité, le Keelbeek était fabuleux… avant qu’on y construise la prison de Haren. Pareil pour l’ancien terrain militaire devenu depuis le siège de l’OTAN et où j’ai cessé d’aller le jour où deux GI’s m’ont attrapé ».
Keelbeek, OTAN, mais aussi Tour&Taxis ou les 12 ha de la friche Marly, ces étendues « improductives » mais propices à la vie sauvage ont longtemps réjoui les naturalistes urbains avant de disparaître une à une ces vingt dernières années. « Dans ces dossiers, nous sommes à chaque fois arrivés trop tard », commente Amandine Tiberghien. « Mais il faut savoir que le naturaliste est une espèce spécifique : d’habitude, il n’est pas militant. Ce qu’il aime, c’est être seul ou en petit groupe, regarder, puis éventuellement partager ses connaissances ».
Dans un premier temps, c’est ce qui s’est passé à Josaphat. Benoît De Boeck : « Quand j’ai commencé à venir vers 2014, je ne voyais pas grand-chose. La végétation ne ressemblait pas à ce qu’elle est devenue. Cela a changé petit à petit. On se croisait entre naturalistes. On venait une fois par mois, puis une fois par semaine, puis tous les jours ». Le recensement amateur prend peu à peu de l’ampleur et se révèle bientôt exceptionnel, « avec 127 espèces d’abeilles sauvages, dont trois exclusives pour Bruxelles, voire pour la Belgique, 35 espèces de libellules, 36 espèces de papillons, etc. En tout, près d’un millier d’espèces ont été observées, soit 20 à 25 % des espèces présentes à Bruxelles, et tout ça sur douze hectares ! » En 2022, l’organisme (public) Bruxelles Environnement a reconnu la Friche Josaphat comme l’un des sept sites non-forestiers à « très haute valeur écologique » de la Région.
Suite à la parution en 2019 du rapport de l’IPBES sur l’accélération de l’extinction des espèces (un million d’espèces menacées, et une chute de 80 % de la population des insectes volants observée en 30 ans !), la présence de libellules ou d’abeilles pollinisatrices apparaît moins comme un caprice de spécialistes. « Si Natagora se bat pour Josaphat », insiste Amandine Tiberghien, « c’est du fait de sa taille et parce qu’elle forme l’une des deux dernières grandes zones ouvertes à Bruxelles. Dans son rapport, l’IPBES insiste sur l’importance des milieux marins, des zones humides … et des zones ouvertes ! » Or, une fois urbanisée, même parsemée de jardins et de toitures vertes, la friche ne serait plus un espace ouvert. D’où ce cri des naturalistes : bâtir là où s’est développée la biodiversité la plus riche est insensé.
PAD QUARTIER (POUR) JOSAPHAT
En parallèle, le projet d’urbanisation continue toutefois à s’élaborer. En mai 2019, juste avant les élections, le gouvernement régional valide en première lecture le PAD Josaphat. Rédigé par perspective.brussels (« Centre d’expertise multidisciplinaire » de la Région), ce Plan d’Aménagement Directeur donne suite à un premier schéma directeur proposé en 2013 par les architectes d’IdeaConsult et MSA. Ce PAD confirme les tracés urbains envisagés ainsi que l’ambition de bâtir 1.600 logements et diverses infrastructures publiques. Annonçant un futur quartier vert et durable, ce plan est loin de réjouir les acteurs attachés à la friche. Grief principal : le bâti se concentre sur le flanc ouest, là où la biodiversité est la plus riche. Pis, une procédure de marché public est en réalité déjà lancée depuis décembre 2017. Ce « dialogue compétitif » entamé avec sept grands consortiums privés est censé, selon la SAU initier « une procédure innovante favorisant la qualité architecturale ». Problème, il porte sur 30 à 40 % du PAD, et plus précisément sur le cœur de la zone ouverte à haute biodiversité. Certes le PAD prévoit des espaces verts, mais la zone ouverte « préservée » passe de 12 ha à… 0,44 ha !
L’enquête publique, menée d’octobre à décembre 2019, suscite près de 500 réactions, majoritairement négatives. Les avis citoyens sont exprimés au nom de la biodiversité mais aussi de la mobilité (le site enclavé risque de créer des bouchons), des questions de l’eau, de l’imperméabilisation des sols et des îlots de chaleur, ou encore de la part congrue de logement public : 45 % du total, dont une moitié de logements acquisitifs voués à intégrer à terme le marché privé. « En lisant les avis critiques des administrations, des communes et des associations, j’ai compris que notre partenaire de majorité voulait avancer alors qu’il y avait un problème », nous explique Isabelle Pauthier, alors fraîchement élue députée Écolo. « Avant même la fin de l’enquête publique, j’ai interpellé le gouvernement pour demander s’il ne serait pas plus prudent de suspendre le dialogue compétitif. La réponse a été : Non ! »
Zizanie au sein de la majorité bruxelloise menée par le socialiste Rudi Vervoort ? Pas encore, mais le sujet est sensible. « Quand il a été interpellé, Rudi Vervoort a relativisé la biodiversité du site avec des phrases comme “On ne va pas arrêter l’urbanisation pour deux papillons” et il a disqualifié la société civile en parlant de d’effet NIMBY ». À Bruxelles, chacun sait le Ministre-Président socialiste attaché au projet touchant en partie Evere, commune dont il est le bourgmestre en titre. Comme le soulignent nombre d’observateurs, le PAD est en outre porté par deux proches, anciens membres de son cabinet : Gilles Delforge, directeur de la SAU, et Tom Sanders, directeur Stratégie Territoriale de perspective.brussels. Malgré tout, le nombre de critiques issues de l’enquête publique oblige les deux organismes à revoir leur copie. Et la prochaine mouture du projet devra elle aussi être soumise à l’avis populaire.
« Imaginez ! Imaginez un quartier durable, où prime la qualité de vie dans une nature préservée, un quartier vivant […] pour vivre, grandir, jouer, travailler, se reposer ». Les arbres et les abeilles sont là, visibles dès les premières secondes du clip de promotion produit en 2021 par perspective.brussels pour annoncer un projet remanié : le nombre de logements passe de 1.600 à 1.200 et le vert s’est étendu. Le bâti, cependant, est toujours concentré sur la même zone litigieuse. Bien que triplée, la zone ouverte préservée ne fait pas plus d’1,5 ha. Pas de quoi donc calmer les critiques, d’autant que l’opposition au plan s’est restructurée… et que les naturalistes ne passent plus autant pour de drôles d’oiseaux.
PLAN B
« Encore une fois, ces plans ne manquaient pas d’atouts… en 2010 […]. De nouveaux temps, de nouvelles perspectives. Il est plus important que jamais d’adapter ces plans obsolètes ». Alors que se tient la seconde enquête publique à l’automne 2021, ces mots de l’écrivain David Van Reybrouck, sensibilisé au cas de la friche, introduisent le Plan B édité par Natagora et le BRAL. Au fond, ils résument le propos de cet article : la considération des enjeux du climat et de biodiversité a bouleversé la façon dont un site tel que la friche Josaphat peut être envisagé. Nous ne sommes plus en 2010 !
L’honnêteté intellectuelle pousse ici à souligner que l’auteur de ces lignes n’est pas neutre, en ce sens que j’ai été moi-même un habitué de la friche. Non comme militant, mais comme simple cuistot au sein du collectif Recup’Kitchen (actif jusqu’en 2019). À l’époque, j’ai croisé maintes fois celles et ceux qui portaient une vision critique et plaidaient pour une ville co-créée. J’ai aussi rencontré ces naturalistes qui paraissaient peu impliqués dans la lutte politique. Personnellement, je trouvais irréaliste leur souhait de voir la friche devenir une réserve naturelle à visée pédagogique. Ils étaient d’ailleurs alors forts seuls à rêver en ce sens. C’est de ce lent basculement, illustré par le Plan B, que je tente de rendre compte ici sinon avec neutralité, du moins avec une distance didactique.
« L’idée de la nature en ville n’est pas neuve pour le BRAL et celle d’un maillage vert et bleu est pour nous un concept bien connu. Ces dernières années, les thèmes du climat et de la biodiversité se sont tout simplement imposés davantage », précise Tom Lootens. « C’est en ce sens que nous reprochons au politique de manquer d’imaginaire. Quel Bruxelles veut-on en 2050 ? ». Son collègue Raf Pauly ajoute : « On nous reproche désormais d’être contre le logement social. C’est absurde : Nous en voulons, et même davantage ! Ce que nous disons est que l’habitat et la nature en ville ne doivent plus être opposés. Mais pour cela, il faut penser hors cadre ».
Côté Natagora aussi, les lignes ont bougé, car il ne s’agit plus uniquement de préserver des écosystèmes. « La place de la nature en ville est aussi une question sociale ! », déclare Amandine Tiberghien. « Car qui habitera en ville si celle-ci devient invivable ? Ceux qui n’auront pas les moyens de partir, évidemment ! » Un changement de positionnement s’opère. « Historiquement, notre mission a toujours porté sur le travail scientifique et la gestion d’espaces protégés. Nous travaillions sur l’émerveillement. Mais à un moment, quand tout menace de disparaître, l’émerveillement ne suffit plus. En 2015, nous avons créé une cellule militante pour prendre position de façon transversale sur certains dossiers ». Cette posture transversale a poussé Natagora à se rapprocher d’entités tel le BRAL ou l’ARAU. « Nous avons besoin de travailler ensemble pour avancer, même si on reste différents, avec des objectifs parfois très différents ».
Porté par le BRAL et Natagora, puis soutenu par d’autres signa- taires dont l’ARAU ou Natuurpunt Brussel, le Plan B torpille le projet de PAD Josaphat et lui oppose ce principe : construire la ville sur la ville et le vert sur le vert. Le plaidoyer pour la préservation de cet espace ouvert de 14 ha à la biodiversité précieuse est suivi de quatre propositions. « Nous ne voulions pas dire “Ceci est la solution !” mais présenter quatre alternatives possibles. En dernier ressort, c’est au politique de décider », ajoute Tom Lootens.
La première proposition est signée Natagora : elle concentre le logement (en nombre réduit) sur le coin nord-est du site et maintient pratiquement intacte la zone industrielle côté est. La seconde, émise par la plateforme Sauvons la friche Josaphat, limite encore davantage le logement mais présente un projet détaillé de réserve naturelle à portée pédagogique. Avec la troisième, l’urbaniste Ernesto Diez propose de bâtir un nouveau quartier d’habitation sur la zone industrielle existante. Le quatrième projet, baptisé I Love Josaphat et conçu par deux architectes indépendants, est celui qui attire le plus d’attention. Non seulement l’espace ouvert y est préservé, mais il intègre en outre le nombre de logements prévus par la Région, un nouveau parc… puis encore plus de logements !
I LOVE JOSAPHAT
Habitant près de la friche, sur le boulevard Léopold III à Schaerbeek, les architectes Jeroen Beerten et Karel Bruyland se sont penchés sur son cas suite à une toute autre histoire. Avec d’autres voisins, ils s’étaient élevés contre la destruction du petit parc derrière chez eux, seul espace vert accessible de leur quartier, où la commune entendait bâtir une école. Après trois mois de mobilisation, la commune s’est résolue à déplacer la future école … à Josaphat ! « Cela nous a menés à nous intéresser au PAD et aux débats qu’il suscitait », explique Jeroen Beerten. « Fin décembre 2020, nous étions coincés chez nous et on s’est dit : on va regarder les plans pendant les vacances puis faire une esquisse. Au final, cela été plus qu’une esquisse ».
Précision : les deux architectes insistent sur leur indépendance. Liés ni au BRAL ni à Natagora, ils ont accepté de voir leurs suggestions intégrer le Plan B pour enrichir le débat. « Certains pensent à préserver les espaces verts sans chercher de solutions pour le logement social. D’autres disent que c’est le logement social qui compte. Nous avons voulu voir s’il était possible de réunir les points de vue avec un projet où chacun pourrait se retrouver ».
Les deux compères ont tout d’abord élargi le périmètre examiné pour y intégrer le boulevard où ils résident. Les deux voisins, associés sous le nom Team Leopold III, ont étudié les volumes potentiels le long de l’artère. En réaffectant des bureaux vides ou en passe de l’être mais aussi en construisant sur des surfaces déjà minéralisées (dont divers espaces commerciaux), le duo a « découvert » 170.000 m² habitables. « Notre première conclusion a été que le programme de la région pouvait également être réalisé hors de la friche », analyse Karel Bruyland.
Ils ont ensuite étudié la zone d’industrie urbaine occupant l’est du site, pour constater sa faible pertinence en contexte urbain. « Il y a là un distributeur d’instruments de musique qui dispose de trois grands entrepôts dans le monde : aux États-Unis, en Chine et ici. Sa place est-elle ici en milieu urbain ? », se demande Jeroen Beerten. Orientées en bonne partie vers la logistique, les entreprises basées dans la zone en question seraient gourmandes en surface et peu pourvoyeuses d’emplois. D’où le parti pris de la « sacrifier » pour la reconfigurer totalement. En faisant quasi table rase d’un bâti jugé peu pertinent, les deux architectes proposent un quartier de 1.300 logements, des espaces industriels urbains (petits ateliers, etc.) ainsi qu’un grand parc destiné aux habitants des quartiers environnants. Distinct de la « réserve naturelle » de l’autre côté des rails (dont il convient de restreindre l’accès), ce parc métropolitain est selon le duo un point : « Si l’on veut densifier cette partie de la ville, de nouveaux espaces verts et de détente sont nécessaires ».
Bâtie à 10 % et minéralisée à 25 %, l’actuelle zone d’industrie deviendrait un quartier habité avec la même surface bâtie (10 %), mais moins minéralisé (18 %). L’astuce urbanistique consiste à concentrer le bâti sur une bande d’immeubles de huit à neuf étages, longue de quelque 600 mètres (et quelques tours en entrée du site). Parallèle au boulevard tout proche, cette bande de bâtiments y serait connectée à plusieurs endroits via des sentiers existants. « Cela aussi nous avait marqué en regardant le PAD : toutes les nouvelles rues semblaient avoir été créées indépendamment des rues autour. C’était comme une île sans aucun rapport avec le contexte. Or si on construit de nouveaux bâtiments, nous estimons qu’ils doivent être reliés à ce qui existe autour », insistent-ils.
Réalisé bénévolement en quelques semaines, leur projet est certes sommaire mais draine des questions et réponses interpellantes. « Notre plan démontre que l’on peut préserver la friche, créer un parc et des infrastructures sportives de 10 ha et ne pas bâtir de nouvelles routes, tout en créant tous les logements nécessaires. Qui plus est, ces logements auraient tous vue sur un parc et/ou une réserve naturelle. Ce qui nous semble assez démocratique. Notre conclusion est claire : trouver un compromis est possible ! Et la qualité sera plus grande », affirme Jeroen Beerten. I love Josaphat est-il une critique ? « Une critique ? Non, selon nous, c’est une proposition réaliste. Nous sommes d’ailleurs convaincus qu’à terme, une solution de ce type sera adoptée ».
CHANTIER POLITIQUE
Fin 2021, l’enquête publique et la contestation portée par les associations jettent la friche sur la scène médiatique. Si le débat est souvent trop réduit à l’opposition nature/logement, il a le mérite d’exister. La pétition en ligne lancée par la plateforme Sauvons la friche Josaphat atteint 20.000 signatures et quelque 2.000 réactions sont enregistrées par l’enquête publique. Au sein de la majorité bruxelloise, les tensions entre élus socialistes et écologistes sont perceptibles. Le projet n’est pas (encore) remis en question mais les positions se crispent. Le dossier s’enlise.
Dans une interview accordée à La Libre le 5 juillet 2022, le Ministre-Président Rudi Vervoort et son Secrétaire d’État à l’Urbanisme, le socialiste flamand Pascal Smet, réitèrent leur soutien à ce projet qu’ils jugent « exemplaire ». L’un et l’autre expriment une véritable profession de foi selon laquelle « quand le projet est bon, on le fait et ensuite les gens sont contents ». Autrement dit : ils entendent « faire le bonheur des gens malgré eux ». Dans la foulée, ils balaient les critiques des riverains et du monde associatif, critiques pourtant largement corroborées par le rapport du comité d’experts de la Commission Régionale de Développement (CRD) publié en mars. Pascal Smet : « On a créé tout un narratif sur la biodiversité, on pense à des baleines qui vont disparaître, à la barrière de corail. On n’a pas cela en milieu urbain […]. Si on va dans le “on ne touche plus à rien de ce qui ressemble à de la verdure”, on aura un problème de viabilité et de fracture sociale ».
S’opposer au projet reviendrait à favoriser la fracture sociale ? Chez Écolo, partenaire gouvernemental pointé du doigt pour ses doutes sur le dossier (malgré un soutien en première lecture), l’attaque passe mal. « Nous avons fait notre examen de conscience : il ne fallait pas jouer avec nos pieds sur la question sociale », nous explique Isabelle Pauthier. « Ce n’est pas notre parti qui, pendant trente ans, a laissé gonfler la bulle des 50.000 ménages en attente d’un logement social, tout en délivrant à la pelle des permis à des promoteurs sans les conditionner à une accessibilité sociale ». La députée verte pointe d’autres facteurs basculants : les leçons de la pandémie sur les besoins d’espaces verts, l’effondrement des perspectives démographiques et la sur-offre en logements privés, puis bien sûr les enjeux de la biodiversité et du dérèglement climatique. « La plateforme Sauvons la Friche Josaphat intégrait tout cela dans une même critique sociétale. Ces gens sont des pionniers ». Une réflexion similaire a visiblement touché ses co-listiers. « Le 7 juillet, nos ministres ont déclaré que le projet sur la table était inacceptable. Depuis, il est dans les limbes ».
Les limbes, telle était la situation au moment de réaliser nos entretiens et de rédiger cet article : un dossier politiquement bloqué, avec des défenseurs et des détracteurs siégeant dans un même gouvernement. Beaucoup pensaient ne rien voir bouger avant les prochaines élections, en 2024. On savait que perspective.brussels planchait sur un nouveau PAD, dont les constructions seraient toujours concentrées sur la même zone ouverte riche en biodiversité, visée par le dialogue compétitif mené avec divers grands groupes privés. Protégé par des clauses de confidentialité et une forme de secret des affaires, le contenu de ces négociations (et du projet en cours d’élaboration) échappait donc totalement au regard public, au contrôle de la société civile et même aux questions parlementaires. Cette opacité ne disqualifiait-elle pas déjà tout débat sur le fond, voire toute recherche de qualité urbanistique à long terme ?
13 février 2023, coup de théâtre ! La presse fait part d’une volonté de « passage en force » : la SAU et deux sociétés de logement public impliquées dans le projet (CityDev et SLRB) s’apprêteraient à signer le contrat proposé par le consortium Eiffage/Axa. Motif ? Le dialogue compétitif, dont l’opacité était totale jusque-là, se termine trois semaines plus tard : le 9 mars. Ne pas le signer impliquerait un surcoût de 30 %, car l’offre du consortium serait garantie avec un « prix 2021 », c’est-à-dire avant la crise des matériaux et la guerre en Ukraine. Une promotion à ne pas manquer, pourrait-on ironiser. Pour en profiter, les porteurs du projet estiment n’avoir nul besoin d’une validation du PAD Josaphat. Selon les opposants, cette attitude va à l’encontre des textes légaux et anéantit la dimension démocratique que le système des PAD devait implémenter. Mais la SAU, propriétaire du terrain, affirme qu’un simple permis suffira pour lancer son chantier. Les commentaires sont unanimes : derrière la SAU, ce « coup de force » serait celui des élus socialistes (et de leurs relais dans les conseils d’administration des organismes publics concernés), qui entendaient imposer leur vision du dossier à l’encontre de celle des écologistes.
Dans les jours qui suivent, c’est le tourbillon médiatique et les débats partout se succèdent, entre Pour et Contre. Malgré les fortes dissensions au sein du gouvernement régional (on parle de rupture possible), et malgré les cris de la société civile, l’offre Eiffage/Axa est acceptée par les parties prenantes. Le projet de 509 logements, dont 158 logements sociaux, est dévoilé au public le 16 mars 2023. Jusque-là rien n’avait filtré de ce à quoi devait ressembler ce “nouveau quartier durable”. Sur les images virtuelles, les immeubles signés par les bureaux d’architecture A2RC, Karbon’, Office et R²D², sont entourés d’une végétation abondante. Sans discuter ici de la pertinence architecturale, urbanistique ou écologique des bâtiments (une question par ailleurs non débattue), notons que la question de la biodiversité fut fortement mise en avant lors de la présentation. Selon Clément Wilmin de l’agence Wald, le projet induirait certes un « changement » de la biodiversité, mais celle-ci en sortirait « plus riche ». Interrogé par le journal L’Avenir, le naturaliste Thomas Jean, défenseur de la friche, torpillera ces prétentions écologiques en démontant un à un les arguments de Clément Wilmin : à ce stade, « ce n’est plus du greenwashing, c’est de la fumisterie ». Remontée, la société civile promet une guerre juridique pour empêcher la réalisation du projet. Relégué pratiquement au rang de spectateur malgré sa place au gouvernement, le parti Écolo se retrouve réduit à affirmer soutenir ce futur combat citoyen. L’affaire pourrait s’enliser pendant des années. Ou pas. À suivre.
UN SYMBOLE
Josaphat est un dossier symbolique, avec tout ce que cela implique de clivages émotionnels. Objectivement, ces 12 à 14 ha de friche ne changeront jamais la face du monde, ni ne permettront de lutter contre le dérèglement climatique, la sixième extinction de masse ou même la crise du logement à Bruxelles. Tous ces thèmes pourtant s’y cristallisent, comme s’y cristallise une singulière difficulté du débat démocratique contemporain, forcément clivé ou caricatural. Il est étonnant de voir combien l’argument qu’il serait possible à la fois de créer du logement et de préserver davantage d’espaces naturels est difficile à faire entendre, que ce soit à des élus politiques ou même parfois aux journalistes les plus perspicaces. Comme s’il n’existait aucun espace pour réunir différentes perspectives afin de réfléchir à des solutions répondant à des enjeux multiples. Comme s’il était impossible de faire marche arrière, ou d’admettre s’être trompé sans crainte de perdre la face. D’où l’accumulation d’arguments de mauvaise foi, mais aussi de nouvelles formes de passages en force, par celles et ceux qui sont en position de le faire.
Dans le cas de la fameuse offre exceptionnelle Eiffage/Axa, on peut s’interroger sur cette garantie d’un budget 30 % moins cher. Habituellement, les clauses de révision d’un marché public impliquent que les prix convenus évoluent en fonction de l’inflation. En outre, les entreprises impliquées sont de toute manière fondées à réclamer une révision à la faveur de circonstances exceptionnelles. Dans le cas contraire, les précautions d’usage inviteraient les pouvoirs publics à ne pas engager un projet d’une telle envergure avec des prix exagérément bas, ceux-ci faisant porter un risque sur sa viabilité. Bref, cela ressemble soit à un boniment, soit à une entourloupe visant à brusquer le débat. Brandi au moment de faire accepter le projet, l’argument avait d’ailleurs disparu un mois plus tard.
Ceci illustre en outre selon nous une certaine dépendance voire une impuissance des pouvoirs publics à l’égard des géants de l’immobilier, dont le prétendu savoir-faire passerait devant le débat démocratique. Quel crédit accorder en outre à des pouvoirs publics jetant à l’eau les procédures qu’ils ont eux-mêmes proposées ? Comme l’avait lancé un responsable du projet à l’encontre du collectif Commons Josaphat en 2014 : « On vous consultera quand on aura tout décidé ». Les outils démocratiques, c’est joli mais pas sérieux. Symbolique, Josaphat aurait pu ou pourrait l’être autrement : en cherchant à être exemplaire dans la façon de concilier, sans les opposer, enjeux sociaux et environnementaux, avec une architecture et un urbanisme réellement visionnaires.
Pour conclure, relevons que les derniers rebondissements donnent un écho particulier aux mots qui clôturaient le premier jet de cet article. « Si on ne gagne pas sur Josaphat, alors on est fichus pour lutter contre le réchauffement climatique et la sixième extinction de masse », nous avait dit Benoît De Boeck, volontairement acerbe. « Ce que je veux dire est que ce combat me semble gagnable tant leur projet est nul, nul au niveau de la biodiversité, mais aussi de la mobilité, de l’eau ou sur le plan social. Si on n’arrive pas à bloquer ça, c’est vraiment à désespérer. Et l’on pourra seulement se souvenir de ce qui a existé ».